Doñana, la magie évanouie


Des flamants roses illuminent le marais de leur flamboyant plumage   © Djépi

Photos : Isa, Djépi ; Texte : Djépi

La nature dans ce qu'elle a de plus magique

J’avais visité une première fois le parc national de Doñana il y a une quarantaine d’années. Cette pierre angulaire de la préservation de la nature en Europe avait été arrachée en 1969 aux projets de drainage et de plantations d’eucalyptus, après 14 années d’un rude combat, par le WWF tout nouvellement formé. Le parc, qui couvre aujourd’hui 54.000 ha, valait largement la bataille menée par ses fondateurs. Désormais, il est entouré d’un parc naturel de 68.000 ha, avec un statut de protection plus faible.

Cela peut sembler vaste, mais les zones humides ainsi préservées ne représentent que 10% de l’étendue originale des marais de l’estuaire du Guadalquivir. 90% ont été drainés et mis en culture.

A deux reprises, dans les années ’90, j’avais pu visiter le saint des saints de Doñana, le cœur de la grande marisma (marais, en espagnol), en compagnie d’un garde forestier d’abord, d’un biologiste du centre de recherches, ensuite. L’émerveillement emplit encore mes yeux aujourd’hui : le survol de l’aigle ibérique (alors au bord de l’extinction), les pas du lynx pardelle (rarissime à l’époque) dans le sable, le foisonnement des hérons, le galop éclaboussé des cerfs et des daims au soleil couchant. J’avais eu le sentiment de toucher la nature à l’état pur, dans ce qu’elle a de plus magique.

Le survol de l'aigle ibérique   © Djépi

De retour sur place au printemps 2025, mes attentes sont à la hauteur de mes souvenirs. Bien entendu, venant en simple touriste, je ne pourrai plus pénétrer au sein du parc, mais les points d’accueil périphériques, accessibles à tous, valent leur pesant d’observations magnifiques. Ou pas…

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Une pie-grièche à tête rousse cherche de gros insectes au sol   © Djépi

Tarier pâtre avec la becquée   © Djépi
Bardés de jumelles, longue-vue et téléobjectifs, nous suivons les robustes caillebotis du centre de La Rocina et pénétrons en douceur dans le premier affût surplombant le marais. Pas d’eau, pas d’oiseaux. 

Au second affût, une pie-grièche à tête rousse cherche de gros insectes au sol, au bord d’une maigre flaque. Comme pour nous consoler, un tarier pâtre mâle se pose sous notre nez, amenant la becquée au nid. 

Au troisième affût, paré, comme les autres, de panneaux présentant une multitude d’oiseaux aquatiques sensés fréquenter les lieux, toujours rien. Et, pour bien nous faire comprendre que l’eau n’est plus ici qu’un souvenir, des lézards de Carbonell prennent le soleil sur le caillebotis devenu inutile, avant de filer parmi les herbes, laissant derrière eux un bruit sec.

Un lézard de Carbonell, pour bien nous faire comprendre que l’eau n’est plus ici qu’un souvenir...   © Djépi

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L'eau n'est plus qu'un souvenir

Sec : Doñana est à sec. La nappe aquifère qui alimentait lucios (nom donné localement aux plans d’eau peu profonds qui se desséchent au cœur de l’été) et charcos (marécages) est saignée à blanc par l’univers de cultures industrielles qui s’étale comme tache d’huile aux limites du parc national : champs irrigués courant jusqu’à l’horizon, serres de plastique copieusement arrosées, brillant au soleil sur des milliers d’hectares. 

Source: Reporterre

L’eau de Doñana s’exporte désormais dans les centaines de milliers de tonnes de tomates, poivrons et fraises insipides de nos supermarchés. 

La richesse biologique du lieu s’est transformée en richesse économique pour quelques méga-propriétaires terriens. Pas pour les nombreuses femmes africaines, travailleuses journalières dont le statut se rapproche de l'esclavage.

Après La Rocina, même tableau à El Acebron et El Acebuche. D’incessants autocars déversent aux centres d’accueil leurs flots de touristes à qui les prospectus ont vanté l’extraordinaire faune du parc. Les animateurs des groupes scolaires montrent des images, des plumes, des crânes… Mais pas d’oiseaux : il n’y en a plus. 

J’avais entendu parler des problèmes de pompages excessifs – souvent illégaux – dans la nappe aquifère du bassin du Guadalquivir, aggravés par les années de sécheresse croissante. Mais je ne m’attendais pas à pareil désastre.

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Le Charco de la Boca est heureusement encore sous eau   © Isa

Retrouver la magie évanouie

Au village d’El Rocío où nous logeons, le vaste Charco de la Boca est heureusement encore sous eau et foisonne d’oiseaux, hélas fort lointains. Je ne désespère donc pas et, pour retrouver la magie évanouie de Doñana, il me reste une carte à jouer : le centre José Antonio Valverde (1926-2003). Ce grand biologiste et conservationniste espagnol réalisa les premières études scientifiques de l’endroit et devint le premier directeur du parc national de Doñana. Le centre portant son nom est situé loin des autres sites d’accueil, au bord du Lucio del Lobo qui est alimenté par le rio Guadiamar, affluent du Guadalquivir. L’atteindre par le labyrinthe des pistes agricoles prend beaucoup de temps, et le rapport oiseaux/touristes y est en principe bien plus favorable qu’ailleurs. De bon matin, nous démarrons.

De splendides guêpiers d’Europe nous accueillent   © Djépi

Dans les prairies entourant El Rocío, de splendides guêpiers d’Europe nous accueillent. Puis vient la longue traversée des mornes plantations de pins à pignons. Le paysage s’ouvre enfin. En le comparant aux informations de ma vieille carte topographique, ma gorge se serre : parmi les vastes zones humides renseignées, beaucoup ne sont plus que des cultures hérissées de tuyaux, de pompes, de machines géantes…

Les hérons pourprés ont installé leurs nids dans les tamaris   © Djépi

Au détour d’un énième champ, le miroir de l’eau apparaît soudain sur notre droite. Instantanément, le spectacle commence. Des hérons pourprés circulent à larges coups d’ailes, quittant ou regagnant leur nid installé dans les rangées de tamaris. Il n’est pas simple de distinguer leur silhouette filiforme parmi les branches serrées, mais avec un peu de persévérance nous repérons 2, 6, 10… couples.

Le passage hypocrite d’un busard des roseaux énerve les sarcelles marbrées © Djépi 

Le passage hypocrite d’un busard des roseaux énerve les sarcelles marbrées qui se nourrissent dans les eaux peu profondes. Plus loin, j’aperçois le plumage contrasté de quelques mâles de nettes rousses. Un grand oiseau sombre rejoint un congénère sur une plateforme dans un tamaris : des milans noirs ont aussi choisi cet endroit pour nicher.

Une talève sultane hisse son plumage bleu roi au-dessus des joncs © Djépi 

Une cacophonie étrange éclate au coeur de la végétation. Nous fouillons aux jumelles et une grosse poule d’eau, affublée d’un énorme bec rouge, hisse son plumage bleu roi au-dessus des joncs : une talève sultane ! Une seconde la rejoint. Durant de longues minutes, les étranges oiseaux vaquent tranquillement à leurs occupations aquatiques, enjambant sans peine le fouillis végétal avec leurs grandes pattes rouge vif. 
Je suis un peu soulagé : Doñana est certes martyrisé, mais Doñana vit encore.

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Reprenant la piste, nous dépassons un bâtiment agricole abandonné qui héberge en pagaille étourneaux unicolores, pigeons domestiques et faucons crécerelettes.

Faucon crécerellette mâle   © Djépi
Quand nous atteignons le centre José Antonio Valverde, l’atmosphère est pleine de plumes et de cris. Un milan noir très curieux et nullement farouche nous examine de si près que mon lourd téléobjectif en perd les pédales. Dans le bâtiment, de larges portes-fenêtres s’ouvrent sur le tumultueux tintamarre d’une héronnière.

Parmi les tamaris et la roselière, il y a foule. Des oiseaux sont installés au nid, d’autres y reviennent ou en partent. Certains arpentent le marais à la recherche de nourriture. La nidification n’a pas encore véritablement commencé et des couples paradent. Certains partenaires regagnent leur emplacement avec des branches dans le bec, afin de compléter leur construction. Pas une seconde de répit, le va-et-vient est grisant, le vacarme continu.

Le soleil fait ressortir les teintes mordorées du plumage des ibis falcinelles  © Djépi

Les plus visibles et nombreux sont les ibis falcinelles. Le soleil est bien placé pour les observateurs et photographes que nous sommes, il fait ressortir à merveille les teintes mordorées de leur plumage. Quand ils quittent les arbres, les ibis glissent en vol au ras des roseaux et vont se nourrir plus loin, en groupes. 
Les hérons garde-bœufs sont abondants également et ils arborent le beau calot orangé de leur plumage nuptial, qu’ils ébouriffent parfois. Nous repérons aussi d’élégantes aigrettes garzettes, minoritaires dans l’agitation ambiante, mais dont la voix dissonante couvre toutes les autres.

Les hérons garde-boeuf arborent le beau calot orangé de leur plumage nuptial   © Djépi 

Des bihoreaux gris se sont installés dans les plus hautes branches. C’est une espèce nocturne, et les oiseaux sommeillent encore, par couples, l’air bougon, la tête enfoncée entre les épaules. Le vent fait parfois onduler les longues plumes filaires blanches de leur nuque et les rayons du soleil accrochent leurs curieux iris rouges. Mais l’après-midi s’avance et les bihoreaux s’activent. Certains quittent la colonie pour disparaître dans le marais, puis revenir au nid avec une branche.

L’après-midi s’avance et les bihoreaux gris s’activent   © Djépi 

La héronnière est en ébullition, le milan noir de service rôde toujours aux alentours, des hérons pourprés passent et repassent, le show bat son plein. Un bus d’une coopérative de découverte du parc s’arrête et décharge sa bavarde cargaison. Je me dis que ces visiteurs-ci, au moins auront de quoi satisfaire leur curiosité. Erreur. Le groupe se sépare en deux : ceux qui vont boire un verre, et ceux qui vont aux toilettes. Quelques personnes seulement viennent jeter un œil à côté de nous. Ils n’ont pas de jumelles décentes. 

Le milan noir de service rôde toujours  © Djépi 

Un matamore (terme d’origine espagnole : matamore = mata moros, celui qui tue les Maures) se lamente de ne pas avoir son escopeta (fusil, en espagnol) avec lui. Tant d’oiseaux protégés à fusiller sans sommation : quelle tentation !

Voilà une belle opportunité de sensibilisation galvaudée pour ce qui est sensé être un centre d’information du grand public : aucun panneau didactique n’explique ce qu’il y a à voir, aucun animateur compétent n’est présent, aucun matériel d’observation n’est proposé. 

A la Rocina, les affûts bien équipés ne regardent plus que des broussailles désertées. Ici, un observatoire très intéressant ne propose pas le moindre élément d’information utile. Pauvre Doñana…

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Nous remontons en voiture et suivons une piste en cul-de-sac qui s’enfonce dans la marisma, en longeant la haute clôture qui enserre le parc. Des silhouettes de grandes hirondelles tournoient autour de la voiture, puis dégringolent comme des flèches et se posent sur la cendrée, devant nous : une troupe de glaréoles à collier ! 

Glaréole à collier : un agile chasseur qui poursuit les gros insectes en vol   © Djépi

J’approche en douceur, les oiseaux ne montrent aucune crainte et je peux les photographier à bout portant. Les grands yeux, le bec rapace, la longue queue et les ailes effilées indiquent que nous avons affaire à d’agiles chasseurs qui poursuivent les gros insectes en vol.

A quelque distance, des groupes de flamants roses se nourrissent, illuminant le marais de leur flamboyant plumage. C’est leur silhouette cambrée et leurs parades mouvementées qui ont inspiré - et baptisé - la danse emblématique du folklore andalou : le flamenco.

Une sombre escadrille plonge dans un fossé. Je me rapproche prudemment : des ibis falcinelles, encore et toujours, très affairés à fouiller la végétation et la vase. Ils sont abondants dans toute la région, et nous en observerons même dans des zones urbanisées et industrialisées.

Des ibis falcinelles, très affairés à fouiller la végétation   © Djépi

Sur le chemin du retour, alors que le soir descend déjà, nous trouvons la piste bloquée : une bande de sternes Hansel s’y est installée sans vergogne. Les parades vont bon train, des oiseaux se saluent. Un séducteur revient avec, dans le bec, un petit poisson qu’il présente à sa belle. Nous les observons à loisirs, mais nous n’avons d’autre choix que de passer par là, et le groupe prend son vol pour regagner la colonie, distante de quelques dizaines de mètres seulement. Chanceux, nous croiserons encore une mangouste ichneumon sur notre route.

Chez les sternes Hansel, les parades vont bon train   © Djépi

Journée réussie, mais quel dommage que, malgré nos recherches, nous n’ayons pu repérer aucune foulque caronculée, espèce rare en Europe, qu’on ne trouve qu’ici… Et quelle surprise au dépouillement des images d’en découvrir une en arrière-plan d’un splendide héron pourpré à l’envol !

Une foulque caronculée en arrière-plan d’un héron pourpré à l’envol   © Djépi

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Ranimer Doñana avant qu’il ne soit plus qu’un beau souvenir

Malgré sa réputation internationale et le plus haut statut de protection possible (parc national, site Ramsar, réserve mondiale de biosphère UNESCO), Doñana est malmené, asphyxié par les urbanisations et l’agriculture industrielle, asséché par les pompages sauvages dans la nappe aquifère (qui, selon les études du WWF, prélèvent 50% de l’eau autrefois disponible pour le parc), empoisonné par l’usage massif de pesticides aux alentours immédiats. Sur plus d’une centaine d’hectares, des cultures industrielles de fraises se sont carrément installées, en toute illégalité et en toute impunité, dans l’enceinte du parc.

En 2023, Doñana fut exclu de la liste verte de l’Union Internationale de Conservation de la Nature, en raison de sa gestion catastrophique par la Junta de Andalucía. Fin de la même année, en réaction, le gouvernement espagnol et la junte d'Andalousie signèrent un accord doté d'1,4 milliard d'euros, visant à combattre le pompage illégal.

Le parc national de Doñana est moribond, mais son cœur bat toujours. Espérons que les pouvoirs publics passent enfin de la parole aux actes et prennent leurs responsabilités pour le ranimer, avant qu’il ne soit plus qu’un beau souvenir.

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Pêle-mêle

Flamant rose   © Djépi

Aigrettes garzettes à la héronnière   © Djépi

Bihoreaux gris en accouplement sur le nid   © Djépi

Héron pourpré   © Djépi

Talève sultane   © Djépi

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