Un passé ambitieux, un présent misérable. Urbex et investigations
Nous découvrons, enfoui dans les broussailles, le grand bâtiment un peu délabré © Djépi |
Dans l’hôtel abandonné
Nous laissons la voiture à quelque distance, et gagnons
l’entrée du site. Une simple barrière met en garde contre un chien…
hypothétique. Nous enjambons et découvrons, enfoui dans les broussailles, le
grand bâtiment un peu délabré. La peinture blanche des briques s’efface et le
toit a égaré quelques tuiles. La plupart des volets de bois sont baissés.
Par où entrer ? Nous longeons le côté gauche en suivant le chemin d’accès pour trouver une ouverture, mais tout est efficacement barricadé et encombré de débris volumineux. Encore un pas, et une voiture se démasque. La carrosserie est propre, l’engin n’est pas simplement abandonné. L’annexe à l’arrière du bâtiment serait-elle encore occupée (voir plus loin "Rapport d'enquête") ?
Une porte béante se dévoile © Nad |
Voulant éviter une rencontre orageuse, nous battons discrètement en retraite et tentons notre chance par la droite, à travers des hautes herbes où ne se dessine aucun passage régulier.
Faces aux portes consolidées et aux volets clos, je crains
un instant que l’intérieur de l’hôtel abandonné ne soit d’un accès très
difficile, mais tout d’un coup une fenêtre ouverte apparaît et, non loin
d’elle, c’est une porte béante qui se dévoile. Nous pénétrons dans un vaste
hall, très dégradé et qui semble plus récent que le reste du bâtiment. (1)
Nous pénétrons dans un vaste hall, très dégradé ©Djépi |
L’escalier principal qui mène vers l’intérieur est bordé de vasques à fleurs en béton, quelque peu incongrues sous l’écran de la toiture. Le sol est jonché de débris, de lambeaux de laine de verre. Une poutre de béton soutenant le toit montre des signes de fatigue et a dû être étançonnée.
Pourries par l’humidité, poutres et solives se sont effondrées ©Djépi |
Au-dessus des marches, dans ce qui fut la réception de l’hôtel, c’est la désolation. Pourries par l’humidité, poutres et solives se sont effondrées et il faut les enjamber pour pénétrer plus avant. Heureusement, le cœur du bâtiment est resté au sec (2).
L’escalier de bois menant aux étages est toujours en très bon état mais son style flirtant avec l’Art nouveau est bien éloigné des goûts actuels.
L’escalier de bois menant aux étages est toujours en très bon état ©Djépi |
Nous nous demandons de quand date précisément cette construction qui, à bien des égards, semble moderne (voir plus loin « Rapport d’enquête »). Ce qui nous frappe, c’est l’omniprésence du bois. Sur la structure de briques rouges, les murs sont parés de panneaux de bois laminé. Même les plafonds en sont revêtus. Au sol, des planchers. Les ruines ont eu bien de la chance de ne pas avoir attiré jusqu’ici les pyromanes…
Les murs sont parés de panneaux de bois laminé, même les plafonds en sont revêtus ©Djépi |
Derrière les volets baissés, les salles sont obscures, mais nos torches ne balaient que le vide. Il ne reste rien, rien de rien. Pas de mobilier, aucun accessoire, juste les panneaux laminés qui pèlent comme l’écorce de vieux platanes.
Juste les panneaux laminés qui pèlent comme l’écorce de vieux platanes ©Nad |
Au fond de la nuit d’une grande salle, une cheminée plutôt kitch : ici devait être le restaurant. Au moins, le dénuement a évité le vandalisme : il n’y a plus rien à détruire. Même pas de tags, de tessons, de canettes, de mégots… c’est tellement inhabituel sur un site urbex !
La salle de restaurant, dans les années '50. Source internet |
Après avoir visité quelques chambres du rez-de-chaussée, nous grimpons à l’étage pour en découvrir d’autres. Même obscurité, même vacuité, même délabrement et toujours le bois omniprésent. Dans un placard à vêtements béant, deux miroirs s’admirent à l’infini.
Dans un placard à vêtements béant, deux miroirs s’admirent à l’infini ©Djépi |
Un œil de bœuf illumine crûment une salle de douche dont il ne reste que le carrelage mural bleu. Une autre n’a plus ni toit ni plancher, mais un porte-papier toilette s’accroche toujours fermement au mur.
Un œil de bœuf illumine crûment le carrelage mural bleu ©Djépi |
Aucune chambre n’est luxueuse et certaines sont même plutôt basiques. Ce ne devait pas être une hôtellerie de prestige et, vu sa localisation assez isolée, sur une voie de passage mais loin de tout pôle touristique ou professionnel, je me pose la question de ce qu’était sa clientèle principale, et je me dis que sa faillite n’est pas étonnante.
Certaines chambres sont plutôt basiques © Djépi |
Découvrant un escalier dissimulé sous une porte basculée, nous arrivons dans les combles et retrouvons la lumière : une vaste salle, lambrissée et avec plancher, comme il se doit. D’incongrus râteliers à foin font office de décoration murale, des ampoules électriques se balancent au bout de leur fil.
Nous arrivons dans les combles et retrouvons la lumière © Djépi |
Sous une fenêtre, une escabelle a été oubliée par l’ultime femme de ménage. Nous sommes attentifs à nos pas, car, par endroits, le plancher est vermoulu. Quelle pouvait être la destination de cet espace éloigné des cuisines, des toilettes…? Une salle de réunion ?
Une escabelle oubliée par l’ultime femme de ménage ©Djépi |
Quittant la lumière pour l’obscurité, nous redescendons vers l’extérieur. Au pied de l’escalier d’entrée, une porte entrouverte nous fait signe. Nous pénétrons dans les sous-sols. Surprise : deux salles carrelées de blanc, en bon état, ne sont qu’un alignement de cabines de toilettes, faisant face à une rangée de lavabos. Les vasques ont été enlevées, ou jamais installées.
Le mobilier porte encore les bandelettes d’identification du fabricant ©Djépi |
Car ce mobilier n’a pas dû servir : il porte encore les bandelettes d’identification du fabricant. Dans une salle voisine, une file d’urinoirs au coude-à-coude et qui semblent neufs, si ce n'est la poussière qui les recouvre. Voilà bien trop de facilités pour la seule salle du restaurant : le site devait accueillir des groupes nombreux qui ne logeaient pas sur place (voir plus loin « Rapport d’enquête »).
Une file d’urinoirs au coude-à-coude qui semblent neufs © Djépi |
Déçus par le manque « de vie » du site, l’absence de témoignages concrets de son activité, l’obscurité ambiante qui n’est pas favorable à la photo, nous repartons avec peu d’images sur la carte mémoire, mais beaucoup de questions dans la tête.
L’heure des investigations a sonné : de longues heures de fouilles sur internet vont lever le voile sur l’histoire de l’hôtel abandonné.
Peu d’images sur la carte mémoire, mais beaucoup de questions dans la tête © Djépi |
👀
Rapport d’enquête
Rufin Marie Piérard (1892- 1975) (3) était un industriel important de la région de Charleroi. Sa société familiale séculaire de transformation du bois avait largement profité des forêts congolaises et ouvert d’ambitieuses succursales à travers le monde (4).
Rufin et son frère Jacques sont des industriels prospères Source : internet |
L’homme d’affaires a donc appelé un spécialiste de renom pour se faire bâtir une résidence de gentleman farmer.
Marcel Leborgne Source : internet |
Sur l’avant, face à la voirie, le
bâtiment d’habitation ; derrière, ceux abritant la ferme, ses équipements
et les animaux, bovins, porcs, volaille. Voilà qui pourrait expliquer les
râteliers à foin décorant la salle sous les combles ! Autour, un verger de
400 fruitiers, des pâturages, un clair ruisseau et son moulin (tout cela a bien
changé…).
Marcel Leborgne réalisa la ferme modèle de Rufin Piérard Source : internet |
Mais le maître d’œuvre voulait mettre en évidence les produits de son industrie qui importait du Congo des bois précieux et réalisait des panneaux lamellés dans son usine de Gilly. D’où l’abondance des parquets, lambris, habillages de murs et plafonds, placards, etc… La ferme modèle de Rufin Piérard était aussi une vitrine pour son business.
Rufin Piérard voulait mettre en évidence les produits de son industrie Source : internet |
Mais durant la guerre, aussitôt après leur construction, les bâtiments sont réquisitionnés par l’occupant, puis par les libérateurs. Sans doute furent-ils plus ou moins dégradés. En tous cas, Rufin Piérard ne semble plus les occuper.
Source : internet |
Par la suite, ils sont acquis dans les années ’50 par un dénommé Pol Beckand sur lequel, malgré de nombreuses recherches, je n’ai pas trouvé la moindre bribe d’information (les Beckand semblent être une famille d’origine liégeoise) et qui en fait un hôtel-restaurant : celui qui fut ensuite délaissé et dont nous avons visité les ruines.
Les activités proposées par l’établissement sont tennis, bowling, jeux d’enfants, comme annoncé sur une carte postale publicitaire.
L'hôtel Les longs prés dans les années '50 Source : internet |
Mais, selon l’historien local Ernest Gravy, s’y déroulent aussi réunions, défilés, bals et soirées dansantes pour un public « spécial » (sic). Voilà des éléments qui expliquent sans doute l’aménagement du large espace couvert devant l’escalier d’entrée, et les salles d’aisances si bien équipées.
👀
L’examen cartographique nous donne quelques précisions
complémentaires.
Sur les plus vieilles cartes disponibles, jusqu’en 1865, l’endroit est une terre agricole où coule la Fontaine des Grandes Eaux, mieux connue maintenant comme la Biesme, petit affluent de la Sambre.
Sur la carte de Ferraris (1770-1778), l’endroit est une terre agricole Source : internet |
Pas de carte, hélas, durant les cent années suivantes, la période qui nous eut le plus intéressés ! Une photo aérienne de 1971 fait logiquement apparaître le bâtiment, mais aucune activité (voitures, clients…) n’est visible. Idem sur une carte de 1994.
En 2001, le bâtiment et ses alentours sont entretenus, mais toujours aussi calmes. En 2006, changement de décor : l’hôtel est manifestement abandonné. Ensuite, c’est la lente dégradation et la progression régulière de la végétation qui étouffe la bâtisse. Seule la construction à l’arrière reste occupée (présence de divers véhicules depuis 2016).
L'hôtel Les longs prés du temps de sa splendeur Source : internet |
(1)
La description initiale de la construction parle
d’un espace couvert mais ouvert devant l’escalier d’accès. Ce hall a sans doute
été fermé pour servir de salle, lors de la transformation du bâtiment en hôtel
(2)
Selon la description, une sous-toiture de
voliges bitumées, assez exceptionnelle pour l’époque, a été installée. Elle a conservé
son efficacité jusqu’à nos jours.
(3)
J’ai dentifié 2 personnes portant le nom de
Rufin Piérard, toutes deux originaires de Gilly. Rufin est né en 1845 et cité
comme négociant en 1911, mais sa date de décès n’est pas connue. Il aurait eu
90 ans à la construction du bâtiment, ce qui ne paraît pas vraisemblable. Rufin
Marie, lui, est né en 1892 dans la même famille, et est un candidat bien plus réaliste.
(4)
Fondée en 1968, la dernière société belge de Rufin
Piérard a été déclarée en faillite en 1998, faillite apparemment tumultueuse
avec des remous juridiques durant plusieurs années.
👀
Pêle-mêle
Ce qui nous frappe, c’est l’omniprésence du bois © Nad |
Derrière les volets baissés, les salles sont obscures © Djépi |
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