Brame 2021 à Han. Episode 4/4 : l'instant sublime
L’instant sublime
Lorsque j’arrive près de la place principale en ce 28 septembre, ma gorge se noue : le cerf satellite que j’avais repéré du haut du versant, trop loin pour pouvoir l’identifier, n’est pas Papy. Le vieux soudard a renoncé à la lutte et a laissé sa place à un magnifique 12 cors, profilé comme une Ferrari : Sym. Il doit avoir 5-6 ans et il fait sa première apparition sur la scène du brame. Malgré son indéniable esthétique, il ne représente pas, pour JL, l’ébauche d’un défi. Papy écarté, le maître de place joue désormais la partie sur du velours.
Sym est un fort joli cerf, mais il n'est pas (encore ?) de taille à rivaliser avec JL. © Djepi |
Le gros 14 cors
surveille Sym du coin de l’œil tout en se préoccupant de ses biches. Après deux
semaines de rut mouvementées, il est fatigué. Couché parmi les belles, il somnole
et dodeline de la tête, répondant parfois d’un raire distrait aux vaines
provocations d’un distant subalterne. Puis il se redresse et, s’approchant
lentement de l’une ou l’autre, se met à la flairer, à la lécher de manière de
plus en plus pressante jusqu’à ce qu’elle se lève. Il hume alors sa couche avec
délectation, gouttant l’herbe et retroussant les lèvres pour mieux savourer les
effluves féminins.
JL contrôle l'odeur des biches. © Djepi |
L’œstrus de la biche est bref : 24 à 48 heures, et le cerf doit donc absolument la féconder au moment opportun. Si elle n’est pas couverte, elle reviendra en chaleur 18 jours plus tard, ce qui peut provoquer, dans les forêts surchassées où les mâles compétents sont en nombre insuffisant, du brame jusqu’au mois de décembre et, par la suite, des faons tardifs. C’est l’odeur de la femelle qui permet au cerf de savoir si le moment favorable approche. Il la poursuit alors sans relâche de ses assiduités, langue tirée en essayant de lécher les enivrantes sécrétions de sa vulve.
Le cerf ne tire pas la langue parce qu'il est essoufflé (!), mais dans le but de lécher les sécrétions vulvaires de la biche. Ici, Le Crabe en 2020 © Djepi |
Et c’est ce que fait JL, relevant et poursuivant toujours la même biche que je reconnais facilement aux taches de boue séchée sur son pelage. Le moment approcherait-il pour elle ? Cela me semble probable car d’autres mâles manifestent de plus en plus d’agitation. Sur la prairie du haut située sous le vent, Jeanma ne décolère pas et empêche tout le monde de dormir.
Sur la colline, sous le vent de la harde proche, Jeanma s'énerve. Une biche serait-elle en chaleur...? © Djepi |
Papy ne se fait plus d’illusion, mais il est quand même revenu sur la scène ajouter sa voix rocailleuse à la partition. Il s’installe sous les arbres de la lisère, obligeant le beau Sym à décamper et s’installer au bas de la pâture, juste devant moi. Le jeune cerf sort le grand jeu, bramant à pleins poumons, grattant le sol de ses sabots antérieurs, se maculant de jets d’urine. Il s’entoure de la douce et puissante odeur caprine qui caractérise le cerf en rut, dont il espère sans doute qu’elle séduise les biches… Mais elles se sont écartées.
Sym sort le grand jeu... mais n'intéresse pas grand monde ! © Djepi |
La meneuse s’est levée et a entraîné la petite troupe savourer un peu plus bas l’herbe verte d’une saison fort humide. Résigné, JL a dû suivre et les animaux ont quitté mon champ de vision, passant au dos d’un bouquet d’arbres. J’observe distraitement le manège de Sym et scrute les éventuelles réactions de Papy. C’est une de ces périodes d’accalmie bienvenues qui permettent au photographe d’avaler tranquillement un sandwich…
Au revers du bosquet, JL a haussé le ton. Devant moi, Papy est morose et Sym se demande ce qu’il va bien pouvoir faire, coincé entre les deux cadors. Une idée me trotte dans la tête : si cette biche vient en œstrus, quand se déroulera l’accouplement, cette fameuse « chandelle » si convoitée par les aficionados du cerf… ? Ce soir, cette nuit sans doute ? Ou maintenant...?
Un peu coupable de m’être engourdi, je m’ébroue, boucle mon sac, hisse le trépied du télé sur l’épaule et m’engage sur le chemin qui descend vers la pâture où JL vocalise.
JL s'intéresse sans cesse et de fort près à une biche. © Djepi |
Dès que
j’aperçois les animaux, je comprends que le moment fatidique est arrivé. La
biche a cessé de fuir les vigoureuses avances du cerf, elle s’est arrêtée, train
arrière légèrement écarté. D’une détente, JL s’est projeté sur sa croupe,
pattes avant ballantes au long de ses flancs. Pas le temps de m’installer ni
même de chercher l’angle idéal. J’allonge en urgence une jambe du trépied, la
pose au sol et oriente au mieux vers la scène le lourd fût du 500 mm. Œil au
viseur, doigt crispé sur le déclencheur, je vois le cerf qui a déjà corrigé sa
position pour réaliser l'intromission.
La biche a arrêté d'esquiver las avances de JL qui se hisse sur sa croupe et la pénètre. © Djepi |
Puis, en un éclair, c’est la chandelle, l’instant sublime : il éjacule, ses pattes arrière quittent le sol et son coup de reins projette la biche devant lui. Une fois retombé sur ses 4 pattes, un peu éberlué, il brame alors que la femelle se remet de ses émotions et lèche son pelage. Tout s’est passé si vite…mon doigt presse toujours le bouton et l’appareil continue à enregistrer d’inutiles images.
Lors de l'éjaculation, le cerf bondit et bouscule la biche. On appelle et instant "la chandelle" en liaison avec la posture dressée du cerf. © Djepi |
Il me faut un moment pour reprendre mes esprits et réaliser le cadeau que m’a offert la nature : pouvoir capter une saillie en pleine lumière de l’après-midi, en milieu dégagé, à moins de 100m… En 25 saisons passées à suivre le brame du cerf ici ou là, ce n’est que ma deuxième « chandelle », et la première était lointaine, à la tombée de la nuit. Pour moi, cet instant est une chance hors du commun après tant d’heures d’observation et tant de kilomètres à souffrir sous le poids du matériel.
Pour JL, c’est l’aboutissement de semaines de jeûne, de veille, de courses, de combats. C’est atteindre le but ultime poursuivi par tout être vivant : pouvoir se reproduire. Pour un cerf mâle soumis à la rude concurrence de ses pairs, c’est véritablement décrocher le graal.
Pour la biche, c’est tout autant toucher au but ultime, mais sous forme d’une simple fatalité, d’une brève passivité préprogrammée par son cycle hormonal.
Et pour les promeneurs pressés qui passaient derrière moi alors que je photographiais compulsivement, il ne s’est simplement rien passé du tout…
Les choses n’ont de valeur que celle qu’on leur donne, et ce soir, je suis riche à millions.
Merci à JL pour cet instant magique ! © Djepi |
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