Le bec de la spatule blanche

ou comment la nature est bien faite

Photos et texte : Djépi

Au début des années ’70, rencontrer une spatule blanche constituait un véritable évènement. L’espèce était devenue très rare. © Djépi

Quand j’étais jeune ornitho, au début des années ’70, rencontrer une spatule blanche constituait un véritable évènement. L’espèce était devenue très rare, avec les dernières petites colonies nicheuses au Pays-Bas et en Espagne (elle restait plus abondante en Europe centrale : Hongrie, Roumanie). Je me souviens d’une observation lointaine, sur une vasière de l’île de Texel, en 1974. J’avais repéré l’oiseau un peu par hasard, à la longue-vue, et le groupe d’ornithos allemands à qui je l’avais indiqué était entré en ébullition !

De nos jours, les colonies se sont étoffées et multipliées le long du littoral d’Europe occidentale, et la spatule blanche, fort heureusement, est devenue une observation bien plus fréquente.

Des jeunes spatules fraîchement émancipées. En leur compagnie, des adultes (à droite).  © Djépi 

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En juin 2025, je suis au Parc du Marquenterre, en baie de Somme, et je me régale d’une quarantaine de jeunes spatules fraîchement émancipées. En leur compagnie, des adultes. Dans les pins de la colonie proche, mêlés aux jeunes aigrettes garzettes, hérons cendrés et hérons garde-bœuf, d’autres juvéniles sont prêts à quitter le nid. Au-dessus des plans d’eau, les oiseaux blancs au profil si particulier passent et repassent sans cesse.

Les oiseaux blancs au profil si particulier   © Djépi

C’est évidemment la forme étrange de son bec qui a valu à la spatule son appellation française. Mais ce n’est guère différent dans les autres langues : espátula en espagnol, spatola en italien, spoonbill (= bec en cuiller) en anglais, lepelaar en néerlandais (lepel = cuiller)… 

Même son nom scientifique « Platalea » signifie spatule en latin : c’est donc bien la forme de son bec qui avait déjà impressionné le grand biologiste suédois Linné (1707-1778), père de la classification des espèces, qui l’avait ainsi baptisée.

C’est évidemment la forme étrange de son bec qui a valu à la spatule son nom © Djépi 

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Et c’est le bec de la spatule qui m’intrigue ! 

Rares sont les informations utiles à ce sujet sur le net. Parlant de la Spatule rosée, proche parente américaine de notre spatule blanche eurasienne, le Cornell Lab précise que l’oisillon éclot avec un bec éloigné de sa forme définitive. A 9 jours, celui-ci commence à s’aplatir et à 16 jours, il commence à acquérir une forme en spatule. A 40 jours, il est semblable en forme à celui de l’adulte.

L’oisillon éclot avec un bec éloigné de sa forme définitive    Image internet

La forme au bout élargi et arrondi est bien adaptée à la technique employée par l’oiseau pour se nourrir, sondant à l’aveugle la vase et les eaux proches du fond, en mouvements circulaires de droite à gauche, tout en avançant. Quand il sent la présence d’une proie, vers, mollusque, crustacé, larve d’insecte, alevin, têtard, il la saisit, sort le bec de l’eau et l’avale prestement. Un bec au bout élargi est, pour ce faire, un outil efficace.

Vu son mode d'alimentation, le bec de la spatule est un outil efficace   © Djépi 

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Mais ce qui éveille des questions dans mon esprit, c’est le bec des jeunes spatules blanches que j’observe. Après l’envol, alors que le juvénile a 7 ou 8 semaines et se rapproche de sa taille définitive, la longueur de son bec n’atteint que la moitié de celle de l’adulte, et l’extrémité est bien moins élargie. C’est une version fidèle, mais nettement réduite, du bec de l’adulte.

Le bec de la jeune spatule est une version très réduite de celui de l'adulte   © Djépi

Si nous regardons d’autres oiseaux qui appartiennent à l’ordre des pélécaniformes comme les spatules, les hérons cendrés par exemple, le bec des jeunes à la sortie du nid est similaire à celui de l’adulte. 

Chez le jeune ibis falcinelle, un autre cousin de l’ordre des pélécaniformes, le bec est plus court que celui de l’adulte, mais sa forme est identique. Il en va de même chez le pélican blanc juvénile dont le bec est déjà impressionnant, quoique moins long que celui de l’adulte.

Le bec des jeunes hérons cendrés est similaire à celui de l’adulte (qui s'envole).   © Djépi

Alors, pourquoi ce bec en modèle réduit chez la jeune spatule ? 

La question du pourquoi, ou du pour quoi, est délicate à traiter en biologie. Depuis le 19è siècle et Charles Darwin (1809-1882), on a rangé au placard la croyance naïve en l’action d’un créateur qui a pensé à tout : les choses de la nature sont telles qu’elles sont par le fait de la sélection naturelle qui, génération après génération, favorise le développement de solutions efficaces. 

Si la jeune spatule a un bec de taille réduite, c’est que c’est efficace ainsi pour sa survie, et donc celle de l’espèce.

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Une spatule juvénile harcelant un adulte pour être nourrie   © Djépi

En regardant le manège d’une spatule juvénile harcelant un adulte pour être nourrie, une explication m’apparaît. Poursuivant son parent en piaillant et en battant des ailes, le juvénile vient lui taquiner le bec. L’adulte finit par l’ouvrir et le jeune oiseau plonge immédiatement le sien dans la gorge de l’aîné pour y prélever de la nourriture.

Le jeune oiseau plonge son bec dans la gorge de l’aîné pour y prélever de la nourriture   © Djépi

Tout s’éclaire alors : comment introduire dans la poche gulaire étroite du parent un bec qui aurait atteint sa taille, et surtout sa largeur, définitive ? Il serait simplement trop volumineux !

Chez le pélican, la poche de l’adulte est tellement vaste que le grand bec du jeune s’y introduit sans difficulté. De plus, le pélican se nourrit de proies assez grosses – des poissons – plus faciles à transférer que le menu fretin apprécié par les spatules. La situation est similaire pour le héron cendré juvénile dont le bec étroit va facilement puiser un poisson ou une grenouille dans la gorge du parent.


Le bec étroit du jeune héron va facilement puiser un poisson dans la gorge du parent   © Djépi

Tant qu’elles dépendent de leurs parents pour recevoir de la nourriture, les jeunes spatules ont besoin d’un bec dont l’extrémité ne soit pas trop large. Au fil du temps, ce bec s’allonge, son extrémité s’élargit, et parallèlement, il perd sa teinte rosâtre pour devenir d'abord gris, puis noir. 

Tout en continuant à quémander auprès des adultes durant quelques semaines, les jeunes commencent progressivement à s’alimenter seuls. Quand ils atteignent 3 mois, ils sont totalement indépendants et ont alors impérativement besoin d’un bec de taille et forme « standard ».

Cette spatule immature a un bec de taille et forme « standard »   © Djépi

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Le bec de l’oiseau est avant tout un outil qui lui permet de se nourrir, et les qualités attendues de cet outil varient selon l’âge. 

Par exemple, la jeune hirondelle possède un bec large aux grandes commissures colorées qui guident l’adulte pour y enfourner la nourriture. La logique est inversée : ici, ce n’est pas le jeune qui introduit son bec dans le gosier de l’adulte, mais l’adulte qui introduit le sien dans le gosier du jeune. Le bec de ce dernier doit donc être plus large que celui de ses parents. C’est aussi le cas général chez les passereaux.

La jeune hirondelle possède un bec large aux grandes commissures colorées   © Djépi 

Bref, que ce soit selon Darwin ou le bon dieu, la nature est bien faite 😄!

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Voyez ici les autres "petits mystères résolus" de ce blog !

La spatule d'Afrique est équipée comme sa cousine eurasienne   © Djépi


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